Après ce banquet, la vie poursuivit son cours au château. Certains jours, Ermeline paraissait songeuse, et Béranger se demandait si elle pensait à ces jeunes seigneurs fats qui s’étaient pressés autour d’elle lors de la fête. Il mourrait d’envie de lui révéler ses véritables origines et avoir ainsi lui aussi une place dans ses rêveries. Mais ces problèmes mystérieux évoqués par le seigneur Aymeric l’angoissaient. Il sentait au fond de son coeur qu’une terrible histoire se cachait derrière tout cela et qu’il valait mieux tenir sa langue avant d’en savoir plus.
Son attente ne fut pas longue. Un matin, alors qu’il soignait les chevaux, Aymeric fit irruption derrière lui.
– Prépare nos chevaux Béranger, je dois aller au monastère, tu vas m’accompagner, débita le seigneur d’un ton pressé. Je t’expliquerai en route, ajouta-t-il avant de sortir.
Béranger harnacha rapidement les deux chevaux. Quatre autres chevaliers entrèrent dans l’écurie et se dirigèrent vers leurs montures. Béranger sentit une vague d’excitation l’envahir. Enfin il allait savoir.
Quelques instants plus tard, la petite troupe chevauchait dans la forêt. Béranger comprit qu’une missive en provenance du monastère était arrivée. Des brigands tournaient dans les parages et le seigneur Aymeric voulait tenir son engagement. A cinq chevaliers armés et bien entraînés, ils pouvaient facilement mettre à mal la dizaine de brigands dépenaillés évoquée par l’abbé. Béranger fut un peu vexé d’avoir encore une fois été mis à l’écart des hommes armés et de ne pas pouvoir participer au combat, mais la promesse de connaître enfin la vérité sur ses origines lui fit ravaler l’amertume qu’il aurait pu ressentir.
Ils galopaient à travers les arbres depuis déjà un bon moment lorsque Béranger sentit ses sens se mettre en alerte. Face à eux le chemin montait sur le flanc nord d’une colline. La forêt de feuillus laissait la place à l’ambiance plus froide d’une forêt de grands pins. Les conifères, très hauts et serrés, ne laissaient pas filtrer le soleil et le chemin devenait très sombre. Béranger crut apercevoir des formes bouger dans l’ombre. Un peu inquiet, il pressa insensiblement les flancs de son cheval qui, répondant immédiatement au souhait de son cavalier, accéléra son allure. Béranger arriva à la hauteur du seigneur Aymeric peu avant de pénétrer dans les pins. Il ne voyait plus rien bouger, mais un sentiment d’urgence l’avait gagné tout entier désormais. Il s’adressa à son seigneur sans avoir reçu l’autorisation de prendre la parole :
– Seigneur commença-t-il, lorsque tout à coup, une nuée de flèches s’abattit sur eux. La monture de Béranger poussa un hennissement déchirant. Elle trébucha, fit encore quelques pas puis s’effondra sur le côté, entraînant Béranger sous elle. Le jeune homme eut encore juste le temps d’entendre des bruits d’épées et le seigneur Aymeric rugir » Traîtres ! » puis il toucha brutalement le sol et sentit le poids de l’animal écraser sa jambe gauche. Sa tête heurta la terre et tout s’obscurcit.
Il reprit conscience un court instant plus tard. Le fracas des armes s’était calmé. Il entendait des pas, des sabots de chevaux et des voix confuses autour de lui. Il avait du mal à respirer. Un liquide visqueux l’empêchait d’ouvrir les yeux. Il était terrifié. qui les avait attaqués ? Où étaient les autres ? Est-ce qu’ils étaient encore en vie ? Désarmé comme il l’était et aveuglé, il se sentait totalement impuissant et n’osait pas bouger. Soudain, une voix teintée d’un fort accent savoyard lâcha d’un ton railleur :
« – Mon cher Aymeric, vous êtes trop prompt à voler au secours des autres… Maintenant notre seigneur n’a plus qu’à cueillir votre château et votre donzelle. Je sens qu’il va prendre autant de plaisir avec l’un qu’avec l’autre. L’homme qui venait de parler éclata d’un rire mauvais.
– Ne restons pas ici. Il faut que notre action reste secrète pour ne pas mettre les autres habitants du château en alerte.
L’un des deux hommes émit un sifflement. Bérenger entendit les sabots d’au moins une dizaine de chevaux se rassembler et s’éloigner rapidement.
Le silence revint au-dessus de la forêt, entrecoupé des cris rauques des geais. L’angoisse ne quittait pas le garçon. Il poussa un faible cri, mais personne ne répondit. Le désespoir le submergea. Ils étaient tous morts ? Sans même avoir eu le temps de se battre… Les chevauchées du comte de Savoie étaient abominablement meurtrières. Mais il réalisa aussitôt son erreur. Cette attaque n’avait rien d’une chevauchée habituelle. Ils étaient attendus, c’était une embuscade. Les paroles des Savoyards lui revinrent en mémoire et le firent frémir.
Il essuya son visage entièrement recouvert d’un sang épais et poisseux. Sans doute celui du cheval, blessé par plusieurs flèches. Il leva la tête et observa les alentours. Il fut atterré par le spectacle sanglant qui se présentait à son regard. Les quatre chevaliers et le seigneur Aymeric gisaient morts sur le sol, le corps recouvert de multiples blessures. Malgré les blessures par flèches, ils avaient quand même réussi à tuer trois de leurs ennemis dont les cadavres reposaient également sur le sol. Cinq chevaux en provenance de Quirieu était mort, le seul animal survivant restait en bordure de la forêt, terrorisé, poussant de légers hennissements, le corps traversé de tremblements. Béranger se demanda pourquoi il n’avait pas été achevé. Sans doute le sang qui recouvrait son visage avait-il leurré les Savoyards.
Béranger prit appui sur le sol avec ses bras pour se redresser et essaya de dégager sa jambe coincée sous le cheval. Encore étourdi par la violence du choc, il dut s’y reprendre à plusieurs fois pour s’extirper. Sa peau était écorchée profondément à plusieurs endroits. Quand il voulut s’appuyer sur elle, sa jambe se déroba sous son poids et il s’effondra. Il frotta le membre tuméfié, et serrant les dents, se remit debout. Il n’avait pas le choix, il devait absolument retourner au château, chaque minute comptait.
Cependant, malgré l’urgence de la situation, il ne pouvait pas laisser le cadavre du père d’Ermeline seul au milieu de la forêt. Il s’approcha du cheval rescapé de l’attaque. La bête renâcla et gratta nerveusement la terre de son sabot. Béranger se mit à psalmodier des paroles étranges d’un ton doux et régulier. L’animal, comme hypnotisé, se calma et arrêta ses tentatives de fuite. Bérenger s’approcha lentement de lui, posa la main sur son encolure, le flatta doucement sans jamais arrêter son chant monocorde. Puis il saisit les rênes et le guida à travers les corps étendus. L’animal sembla à nouveau effrayé par la proximité de la mort, il s’ébroua faiblement, mais la sorte d’envoûtement dans lequel l’avait plongé Bérenger gardait tout son pouvoir et il resta docile. Bérenger attrapa le corps de son seigneur par les aisselles. Le visage d’Aymeric était contracté, comme sous l’effet d’une colère violente mélangée à une intense souffrance. Le jeune homme hissa le cadavre de cet homme qui avait été un roc à ses yeux et à ceux de toute la communauté de Quirieu en travers de la selle. Il se hissa lui-même derrière et malgré l’inconfort de la position et la douleur lancinante qu’il ressentait dans toute sa jambe gauche, il lança le cheval au galop sur la piste en direction du retour.